Critiques du film 

Les guerres de Christine S.

 

DIACRITIK

The Spenglers (Les Guerres de Christine S.)

Il y a trois films dans Les Guerres de Christine S. : le film lui-même avec des extraits de deux autres films de Philippe Vallois, Huguette Spengler, ma patrie la nébuleuse du rêve (1984) et On dansait sous les bombes (1994), un documentaire qui suit Christine Spengler lors d’un reportage qu’elle effectua au Liban. Plusieurs strates composent par conséquent ce portrait dans lequel on reconnaît le « style » d’un cinéaste.

Le nom lui-même de Christine Spengler renvoie tout d’abord à la femme reporter de guerre, aux photographies qu’elle n’a pas cessé de prendre entre 1970 et 2003 dans le monde entier, au Tchad, en Irlande du Nord, au Vietnam, au Cambodge, au Sahara occidental, au Salvador, au Nicaragua, au Liban, au Kosovo, en Afghanistan, en Irak... Aujourd’hui, elle serait à Gaza ou en Ukraine. En 2022, par exemple, l’affiche du musée de la Libération à Paris pour l’exposition sur lesFemmes reporters de guerre représentait une des photographies de Christine Spengler les plus connues, Le bombardement de Phnom Penh, un grand angle qui renoue presque avec la peinture d’histoire. La particularité de ces images, toutes en noir et blanc, est d’éviter le spectaculaire et de saisir une forme d’intimité du désastre. Ensuite, à partir d’une certaine époque, la reporter s’est dédoublée en artiste, une autre Christine Spengler s’est mise à créer des photomontages couleur comme pour conjurer quelque chose de la guerre et de la mort. Les Guerres de Christine S. permet ainsi de mieux comprendre ce destin singulier, d’en révéler sa généalogie.

Tout débute par la mère, Huguette, elle-même artiste, cette artiste « surréaliste », qui hantait le passage Vivienne avant qu’on le muséifie et que Philippe Vallois a filmée dans « Ma patrie, la nébuleuse du rêve ». Lors du tournage, il rencontra Philippe Warner, un personnage qui occupe une place centrale : amant platonique de la mère, il va devenir l’amant de la fille. Un quatrième personnage joue un rôle plus invisible, mais tout autant important : Éric, le frère de Christine, qui s’est suicidé en 1973. « Nous sommes quatre dans l’histoire et cela ne me dérange pas du tout », commente Christine Spengler. On pourrait ajouter un cinquième personnage, le second Philippe, celui qui filme, qui raconte.

L’équation est la suivante : Philippe Warner aime Huguette ; à sa mort, Christine le rencontre et reconnaît en lui Éric, a le sentiment qu’il ressuscite en lui ; quant à Philippe, il retrouve en elle Huguette. Le transfert est le moteur de cet étrange quatuor. En 1970, avec le Nikon que lui avait prêté son frère, Christine s’était initiée à la photographie alors qu’ils voyageaient ensemble au Tchad. Lorsqu’il meurt, trois ans plus tard, elle est inconsolable et rompt avec sa mère, qu’elle ne reverra plus (une des guerres secrètes du film).

Le noir et blanc des photographies porte aussi ce deuil. Dix ans après la mort de son frère, en 1983, la couleur apparaît avec les petits autels funéraires qu’elle commence à photographier en mémoire des êtres chers, disparus. En voyant le film de Philippe Vallois, on est surpris par la métamorphose de la reporter en artiste ; on est également troublé par la manière dont Philippe Warner, l’amant double, a transformé Christine ; on a l’impression que la fille ressemble à la mère, ou qu’à travers les images du film, la fille a fini par se rapprocher de la mère. Un vrai roman !

Jean-Pierre Ferrini

Jeune Cinéma

LES GUERRES DE CHRISTINE S.                       

Philippe Vallois est un cinéaste qui depuis les années soixante dix poursuit un travail expérimental et indépendant. Il a porté à l’écran la question du genre et de l’homosexualité dans plusieurs de ses films. Il s’est également attaché à réaliser des portraits comme celui de l’artiste surréaliste Huguette Spengler, au début des années 80 (1980 et 1983), dans le Paris underground de l’époque. Une dizaine d’années plus tard, il collabore avec sa fille Christine Spengler, photographe de guerre dont il est devenu l’ami et confident. Un film est né de leur périple au Liban, On dansait sous les bombes (1994). Il lui consacre, en 2022, ce documentaire Les guerres de Christine S.

Entre Ibiza, Paris et le Liban, le documentaire s’attache à révéler, sous le maquillage, les extravagances et la drôlerie naturelle, une personnalité courageuse, bouleversante et dotée d’une énergie vitale à toute épreuve. C’est en premier lieu le caractère à la fois fantasque, loufoque et excentrique qui retient l’attention du spectateur pour, peu à peu, laisser place à son œuvre, au travers de ses photos en noir en blanc issues des conflits qu’elle a couverts avec son appareil-photo, et enfin dévoile son théâtre intérieur, pétri de culpabilité et de drames liés à son histoire personnelle.

Christine Spengler est née en 1945. De Marseille à Madrid, son enfance est baignée dans le surréalisme de sa mère et l’Espagne de Goya qu’elle admire sur les murs du Prado. En effet, après le divorce de ses parents - sa mère, artiste surréaliste, et son père, un industriel -, la petite fille de 7 ans est envoyée à Madrid, chez sa tante et son oncle, diplomate. Lui l’initie à la corrida ; elle l’emmène des heures sillonner le musée du Prado. Christine Spengler gardera en tête les tableaux de maîtres qui forment son regard de future photographe, et la couleur rouge, si présente dans les conflits qu’elle couvrira plus tard.

En 1970, elle voyage au Tchad avec son jeune frère Éric et il lui prête son Nikon. Sa vocation est née, elle sera photographe. Peu à peu, elle met au point une façon de photographier dite "frontale". Aucune photo volée. Elle se place toujours au centre du terrain de guerre et ne photographie que les victimes qui acceptent son objectif et souvent la fixent droit dans les yeux. En 1973, elle part pour le Vietnam. Elle est la seule femme photographe à Saigon. Ses photos sont publiées dans le New York Times - la célèbre "Saigon entre dans l’année du buffle", ou aussi "Le départ des Américains", où l’on voit une jeune Vietnamienne cirer, pour la dernière fois de sa vie, les bottes des GI’s, une heure avant la paix. Ces clichés deviennent emblématiques du conflit, tout comme, quelques mois plus tard, sa photo au Cambodge du bombardement de Phnom Penh.

Mais les tragédies personnelles se mêlent à celles des conflits qu’elle couvre et aux deuils qu’elle subit. Elle est dévastée par le suicide de son frère qu’elle apprend par télégramme alors qu’elle est à Saigon. Suite à ce décès, elle coupe les ponts avec sa mère qu’elle ne reverra pas jusqu’à la mort de cette dernière. Pour surmonter cette épreuve elle partira pour le Liban en guerre. Depuis lors, elle s’est toujours tenue prête à partir, à capturer dans son objectif les conflits (en Irlande du Nord, dans le Sahara occidental, en Afghanistan, au Kosovo…) jusqu’en Irak en 2003, son dernier reportage.

Le jour de l’enterrement d’Huguette, elle fait la connaissance de son futur compagnon, Philippe Warner, admirateur inconditionnel de sa mère. Une rencontre à l’image de son existence, entre deuil et pulsion de vie. C’est donc grâce à lui, et à l’ami commun Philippe Vallois et ses vidéos, que Christine a renoué avec sa mère après sa mort. Et si ses photos témoignent de "la face obscure du monde", elle s’est mis à exorciser les traumatismes de guerre, en réalisant des photomontages de couleurs vives comme autant d’offrandes à la vie lui permettant d’affronter son lourd passé familial. Ces réalisations dédiées à ses disparus, faits de coquillages, de bijoux, de tissus colorés traduisent une forme de réconciliation avec le Surréalisme auquel l’avait initiée sa mère. Philippe Warner va encourager ce retour à la couleur. Elle retourne encore sur le terrain et photographie le conflit du Kosovo et la jungle de Calais. Parallèlement, elle décide d’écrire son autobiographie Une femme dans la guerre.

Le documentaire est construit a‡vec fantaisie et créativité, distance et humour à l’image de Christine. Avec l’idée d’un film en train de se faire, il entremêle ses interventions devant la caméra, ses confidences émouvantes, celles d’Huguette sa mère et parfois celles de Philippe Warner ainsi que des incursions et la voix off du réalisateur, avec des animations, d’après photos et vidéos qui tiennent lieu d’archives cinématographiques. Ils constituent les jalons d’un parcours en première ligne de la vie.

Anita Linskog

Jocelyne Sauvard

écrivaine et biographe.

 

Le film de Philippe Vallois Les guerres de Christine S. projeté au cinéma Saint-André des Arts, est un film rare, bâti avec maestria par ce cinéaste-scénariste innovant et pudique qui sait nous faire vivre à la fois la vie d'Huguette Spengler, artiste surréaliste et mère de Christine, et la réalité de la guerre d' Irlande, du Tchad, du Sahara occidental, du Vietnam, du Cambodge, que la correspondante de guerre a couvert depuis les seventies, et qu'elle restitue avec son Nikon, sa force, et son indépendance. De séquence en séquence depuis le front et les villages où combattants, femmes et enfants luttent contre la mort, elle nous raconte la vie dans ce qu'elle a de plus tragique, et par ailleurs la beauté des lieux et de  l'humanité, écho de ce qui se déroule aujourd'hui dans le monde. Coup de chapeau à Christine Spengler et Philippe Vallois.

Philippe Vallois